Pour donner une étiquette moderne à une économie historique, la Suède est un « tigre ». De pays agraire et en retard, elle est devenue en cinquante ans une authentique nation industrielle. Plusieurs facteurs ont contribué à cette évolu- tion: d’abondantes ressources naturelles, de bons ingénieurs et des entrepreneurs chevronnés. À bien des égards, cependant, ce sont les politiciens visionnaires travaillant en parfaite intelligence avec les hommes d’affaires qui en ont été le facteur essentiel. Parmi les décisions importantes prises à cette époque, il y en a une tout à fait particulière — et d’inspiration française.
Je fais référence à l’idée formalisée le samedi 18 juin 1864 au Palais royal de Stockholm.

Ce jour-là, en présence de Sa Majesté le roi Carl XV, est signée la loi sur l’élargissement de la liberté économique. Dès lors, ainsi qu’il est stipulé, « tout Suédois ou Suédoise peut créer et gérer sa propre société dans le Royaume de Suède».
À l’origine de cette réforme se trouve l’un des plus grands serviteurs de l’État : le ministre des Finances, Johan August Gripenstedt, qui a voué sa carrière politique à la modernisation de la Suède. Au sein du gouvernement dirigé par Louis De Geer, il a fait passer des réformes sans précédent pour promouvoir le développement de l’entre- prenariat. Souvent en désaccord aussi bien avec la noblesse que la classe ouvrière, mais, le plus souvent encore, soutenu par une monarchie qui comprend ce qu’il fait.

Gripenstedt était francophile. Très tôt, il avait trouvé un maître à penser en Frédéric Bastiat,
le prophète français du libre-échange. Fervents adeptes du libre-échange et de la libre circulation des marchandises comme des personnes par-delà les frontières, les deux hommes sont des adver- saires résolus du mercantilisme et de l’ingérence gouvernementale. Un héritage que nous devrions avoir en mémoire aujourd’hui, alors que se discute de nouveau le développement du libre-échange, cette fois dans le cadre du Transatlantic Trade and Investment Partnership (ttip).

À la fin du xixe siècle, acteurs de droite qui compte pourtant nombre de thuriféraires en Suède. Le développement du monde médiatique avec livres et journaux diffusés beaucoup plus vit et plus largement qu’auparavant, permet à d’importants avocats du libre-échange de s’exprimer. Des patrons de presse comme Lars Johan Hierta, le fondateur d’Aftonbladet, ouvrent leurs colonne aux textes d’Emilia Flygare-Carlén et Wendela Hebbe.
Durant ces années, des ingénieurs et des hommes d’affaires suédois voyagent à travers le monde en quête d’inspiration et d’information. En 1897, c’est pourtant lemonde qui vient en Suède à l’occasion de l’Exposition générale artistique et industrielle de Stockholm — ou Exposition de Stockholm. En 1897, Stockholm est, du reste, la ville qui possède le réseau téléphonique plus dense du monde, et l’Exposition permet de téléphonerdirectement à certains stands, une première mondiale.

Nous,les suédois, nous plaisons à dire que nous avons joué un rôle fondamental à l’Exposition internationale de Paris en 1889. Les boulons qui ont servi à construire la tour Eiffel sortent en effet de la fabrique de Borgvik, dans le Värmland, au coeur de la Suède. La « qualité suédoise » était renommée de par le monde, ce qui explique peut-être que Jules Verne avait équipé le Nautilus du capitaine Nemo d’un moteur suédois de l’Atelier de Motala, dans Vingt Mille Lieues sous les mers, publié en 1870.

C’est ce même Atelier de Motalaqui devait construire 57 des premiers pétroliers au monde et les livrer en mer Caspienne à la société pétrolière Branobel des frères Robert et Ludvig Nobel. Leur illustre frère, Alfred, vivait avec eux de temps à autre, mais il avait fait de Paris sa résidence principale dès les années 1870. Il y restera presque jusqu’à sa mort et, comme nous le savons tous, c’est à Paris, au Club suédois, qu’il a rédigé son fameux testament. Revenons au « tigre économique » suédois de 1915. Dès la promulgation de la loi sur la libre entreprise de 1864, la Suède devient rapidemen une nation industrialisée moderne.

C’est pendant cette période que sont fondées nombre des sociétés suédoises que nous connaissons aujourd’hui, telles qu’Electrolux, Ericsson, skf, Alfa Laval et Atlas Copco. La force motrice de ce développement està trouver dans le libre-échange. Le monde n’a jamais été aussi ouvert au commerce transfrontalier et aux échanges de travailleurs. On n’avait même pas besoin de passeports dans l’Europe d’avant la Première Guerre mondiale! Pour les entrepreneurs énergiques à la vision globale, les possibilités n’avaient pratiquement pas de limite.

Tel le puissant couple Lars Magnus et Hilda Ericsson. Il avait créé la petite société qui porte toujours son nom. À cette époque, toute lacomptabilité tenait dans un petit livre de comptes que nous sommes fiers, aujourd’hui, de conserver à notre Centre de l’histoire économique, à Stockholm. Tandis que Lars Magnus sillonnait la planète, Hilda assurait le  « service au sol » à Stockholm. Elle était, sous bien des aspects, le véritable p-dg de l’entreprise — sauf en titre, bien sûr. Je dis souvent que le couple dirigeait Ericsson selon le principe du Management by Love Letters — la gestion par lettres d’amour. Dans les archives d’Ericsson, nous avons une grande partie des lettres dans lesquelles les époux échangent aussi bien sur l’entreprise que sur la famille et les amis.

Ericsson s ’est implanté très tôt en France et nombre d’entreprises suédoises l’ont suivi. Alfa Laval, avec des machines pour la production du lait, a débuté à Courbevoie dans les années 1920. aga, qui livrait des phares, lui a rapidement emboîté le pas. Un peu plus tard arrive Atlas Copco dont les foreuses pneumatiques seront utilisées lors de la construction du système de tunnels de Paris vers Neuilly, L’Étoile et La Défense. À une époque plus récente, des détaillants comme ikea et h&m ont établi une activité importante en France.

Ce que j ’ai essayé de montrer, c’est que,déjà en 1915, la Suède s’est, de manière irrévocable, engagée dans un développement exigeant ouverture, curiosité et adaptation. Aujourd’hui, l’application par Gripenstedt des idées de Bastiat sur le commerce et les services sans frontières est toujours en vigueur. C’est devenu la politique dominante en affaires, pas seulement en France et en Suède, mais dans un grand nombre d’autres pays. Tout ceci attise bien sûr ma curiosité : dans cent ans, lesquelles des stars d’aujourd’hui seront encore là, telles les suédoises Spotify, Klarna ou Mojang, ou les françaises Deezer, DailyMotion ou Vente-Privée? Plus important encore, quels que soient les groupes qui auront survécu : les historiens seront-ils alors capables de dire que nous, en tant que pays, avons continué d’adhérer au libreéchange et aux opportunités que le commerce international offre à la croissance? Je suis optimiste. Je crois qu’ils le feront.